« Hannah ? Hannah tu m’écoutes ? »

La brune tourne la tête vers sa collègue, une petite rousse au teint très pâle, seulement parsemé de quelques taches de rousseur. Perdue dans ses pensées, la neurologue reprend la saisie de ses notes sur son ordinateur. Le son des touches semble un instant couvrir la voix de Penny, la petite rousse.

« Tu devrais répondre à leur stupide interview, ça nous donnera de la visibilité ! On va pas se mentir, de nous deux, on sait très bien qui ils veulent voir pour démontrer la success story à la Hyperion.
- Oh arrête, ne te dénigres pas Penny. Et puis je n’ai pas envie de répondre à leurs stupides questions, pourquoi faire ? Pour leur raconter que j’ai grandi à Lynchwood dans une famille de … dans une famille simple, que mes parents n’étaient pas capables de garder un travail, que j’ai dû moi trouver des moyens de faire de l’argent jusqu’à ce qu’Hyperion me tombe dessus par hasard et me propose d’intégrer ses effectifs ? »

Penny marque une pause, fixe sa collègue et reprend.

« Bien sûr ! C’est ça la success story Hannah ! »

La neurologue soupire, secoue la tête et se remet au travail. Elle prendra le temps d’y réfléchir …

[…]

« Hannah Gallagher ! C’est un plaisir de vous rencontrer enfin, votre supérieur m’a énormément parlé de vous, il est si fier de ce que vous êtes devenue. Vous comprenez la portée de cet échange ? Le but qu’il sert ? Hyperion cherche à convaincre les cerveaux fertiles et débordants d’idées de tous les pandoriens qui restent pour l’heure dans leur coin. Nous avons besoin d’eux, ici à Opportunity mais aussi à Sanctuary. »

Le discours se poursuit encore de longues minutes durant lesquelles l’on lui explique sous quel format ses mots seront rendus, à quelles destinations, pendant combien de temps. Hannah croit en la firme, n’ayant aucune raison de douter, mais aussi sûre d’elle soit-elle, elle aime être tranquille. Elle ne cherche pas à mettre son travail en lumière, simplement à pouvoir mener à bien son travail. Mais qu’importe, Rosembaum a décidé qu’elle serait l’un des nombreux porte-étendard de la corporation alors …

« Bien commençons, dites-moi d’où vous venez.
- Lynchwood. »

L’assistante des RH la fixe, attendant sans doute plus d’informations, informations qu’elle n’a pas demandé.

« Vous y avez grandi ? »

Pour seule réponse, Hannah hoche la tête à l’affirmative. L’assistante esquisse un sourire gêné, sourire auquel la brune répond avec la même hypocrisie. Gallagher reprend finalement, un brin moqueuse.

« Je suis née à Lynchwood, il y a un peu plus de vingt-sept ans, fille unique d’un couple tout ce qu’il y a de plus classique, deux personnes simples, avec des occupations, des souhaits simples. J’ai grandi dans cette ville jusqu’à mes seize ans. Il n’y avait pas franchement d’école à Lynchwood, il n’y a pas grand-chose à Lynchwood, point. Mes parents travaillaient sur des sites d’excavation, dans des mines, des usines, ils se relayaient en somme pour toujours travailler tout en veillant sur moi. J’ai montré très tôt un intérêt pour la lecture et l’écriture, le calcul a suivi de très près, et de fil en aiguille j’ai réussi à convaincre mes parents de m’offrir des ouvrages plus … solides, plus complets. J’étais une enfant curieuse, ce qui a sans doute grandement facilité mon apprentissage, purement autodidacte à l’époque. »

Hannah secoue doucement la tête, replaçant derrière son oreille une mèche brune. Elle laisse le temps à l’assistante de prendre les notes qu’elle souhaite en plus de cet enregistrement audio.

« Mais à trop changer d’emplois, les fins de mois étaient parfois compliquées, même pour une famille de trois. J’avais dix ans lorsque j’ai élaboré mes premiers stratagèmes pour parer à cela, de petites arnaques sans danger, à peine de quoi ajouter de menus crédits aux revenus de mes parents, et puis le temps a passé, je leur ai appris comme faire ; ou plutôt je leur ai dit comment faire, car il était impossible de leur apprendre quoique ce soit. J’en viens même à me demander si je suis vraiment leur fille. »

L’assistante esquisse une grimace, peinée sans doute d’entendre ces mots dépourvus d’amour d’une fille pour ses parents.

« J’avais donc quinze ans depuis peu quand quelques soldats d’Hyperion ont débarqué dans le bar où travaillait à ce moment-là ma mère. Ils accompagnaient un scientifique travaillant sous la houlette du Professeur Rosembaum. J’ai proposé à ma mère de mener à bien le même plan que d’ordinaire, de maigres modifications aux additions fournies aux clients, un crédit par ci, un crédit par là. Mais … en voyant plus grand. Elle a refusé, par peur de la corporation, des répercutions. Moi j’ai tout de même tenté le coup, par curiosité dirais-je … par ennui peut-être. Le responsable de cette petite expédition a remarqué mon manège et a demandé à me parler, pour me réprimander, mais face à ma verve il n’a eu d’autres choix que d’abdiquer. Cet homme est revenu plusieurs fois par la suite, il était plus âgé que moi évidemment, mais nous avons noué un lien spirituel je dirais. J’approchais de mes seize ans lorsqu’il m’a mise à l’épreuve, cherchant simplement à savoir comment fonctionnait mon schéma de pensées. Il a été tellement épaté qu’il m’a proposé le soir même de rejoindre leur programme d’études. De devenir quelqu’un. J’ai tout quitté pour saisir cette opportunité de satisfaire ma curiosité, de combler l’ennui. »

Et à ce jour, pas une seule fois elle n’a regretté ce choix. Le récit continue donc, son arrivée chez Hyperion, quelques mois de formation plus conventionnelle, une éducation scolaire pour parfaire les qualités qui avaient pris la place de tous les défauts qu’elle avait évité. Hannah raconte, à dix-huit ans, sa fierté de rejoindre les projets Calliope et Achéloos, elle tait l’aspect charnel qu’a pris sa relation jusque-là spirituelle avec son mentor. Elle ne veut pas que l’on la considère comme une arriviste prête à tout quand elle n’est qu’une jeune femme intelligente et curieuse qui a toujours su mettre à profit ses qualités et ses talents.

Elle raconte sa vie dès lors, partagée entre les deux projets phares de la branche scientifique, son étude des comportements neurologiques en présence d’éridium. Elle explique avec cette passion froide qui la caractérise tout l’amour qu’elle porte à son travail. Son interface ECHO bipe, son regard brun se pose sur l’écran.

« Si vous voulez bien m’excuser, je crois que nous en avons terminé ; ma collègue a besoin de moi pour peaufiner un dossier. »

Hannah voit la frustration de l’assistante qui aurait aimé lui poser encore d’autres questions, mais elle comprend que cet entretien s’arrête ici, à cet instant. Si elle veut savoir qu’Hannah passe le plus clair de son temps au laboratoire, elle n’a qu’à la suivre une journée ou deux dans son quotidien. Si elle veut découvrir les détails scabreux de sa liaison avec son mentor, marié, elle n’a qu’à fouiner dans son interface ECHO. Si elle veut savoir à quel point la réussite est solitaire, elle n’a qu’à lui rendre visite dans son trois pièces flambant neuf dans une tour de verre et d’acier à Opportunity. Tout le reste n’est que futilité. Tout le reste n’importe guère. Aucune importance sa famille encore à Lynchwood. Aucune importance que l’on la considère comme froide, trop fière. Hannah sait ce qu’elle vaut, et tout ce qu’elle sait vaut de l’or.