« Une petite hyène verte qui courait dans l’herbe… »

La comptine un peu triste s’échappait comme à contre cœur ou comme une menace d’entre les lèvres peinturlurées de rouge sang. Deux mains blanches et délicates fourragèrent dans la toison des bajoues du gros canidé dont la respiration saccadée faisait un peu voler les mèches blondes.
La fille semblait perdue entre l’animal, ses pensées et sa chansonnette qui ressemblait plus à une timide incantation. De temps à autre, elle l’interrompait pour s’adresser à l’animal visiblement satisfait des caresses.

« Sur les papiers que je n’ai jamais sur moi on dit que je suis née à Sanctuary le 23/10 x203 ce qui me fait 29 putains d’années. Si c’est écrit… Pourtant je suis sûre qu’ils se trompent. Je l’attrape par la queue… Attends Ed, je te montre… »

Elle se laissa tomber à la renverse sur le lit d’une improbable chambre sur laquelle il serait intéressant de s’attarder si la jeune femme n’avait pas déjà saisi un gros album qui ne tenait plus ensemble que par la volonté du Saint trapèze. Sans qu’on puisse réaliser quelle figure le lui avait permis, elle était allongée sur le bord du lit pour mettre les pages couvertes de photos sous le museau trapu de son animal fétiche.

« Putain mais ça a l’air d’être vrai. En même temps, pas sûr que ce soit moi sur la photo. Rien ne ressemble plus à un bébé qu’un autre bébé. Roooh ! Je la montre à ses messieurs… Tiens regarde là.  il est écrit x209 J’ai six ans. Je jongle ! Après pas trop de mérite depuis que je marche je suis mes vieux là où ils se produisent et j’adore le spectacle et les numéros…
A la maison il y a maman. Maman est très belle. En tout cas c’est ce que dit papa. Elle est grande et elle a le même sourire qu’une dame Elfe qui cueille la lumière des étoiles. C’est papa qui le dit. Papa est blond aussi et est fan de Fantazy alors forcément il appelle maman Galadriel et moi Celebriel. En vrai Celebriel, c’est ma jumelle. Plus tard, elle sera aussi belle que maman. C’est bien d’être la copine de Celebriel même si papa n’aime pas que je lui dise ça. Ça fait rire maman. Maman se produit dans des numéros, suspendue ou enveloppée de longues bandes de tissus. Papa dit qu’elle fait du tissu. Au début, je ne comprenais pas : c’est pas elle qui le fait et puis j’avais l’image de maman en araignée qui fabriquerait son tissu pour son numéro. Ça me faisait un peu peur. Lui, il fait du mât chinois. Il est super fort. J’ai toujours peur lorsqu’il tombe le long de son mât et qu’il s’arrête à quelques centimètres du sol. »

Un coup de rein assit la fan de canidés au bord de son lit, dans le position du lotus, laissant deviner une souplesse certaine.

«Du coup en plus de jongler papa m’apprend à monter à son mat et maman à m’emberlificoter dans les bandes de tissus, pour monter descendre et me cacher dedans. Mais Celebriel, elle préfère la comédie. Papa et maman n’auraient pas dû nous emmener voir une pièce de théâtre. Je ne rappelle plus ce qu’elle racontait mais que le jeu des acteurs m’avait, l’avait, émerveillée. Du coup on a passé plein de temps devant la glace pour travailler nos attitudes et nos émotions. Célébriel inventait des histoires à dormir debout, mais papa applaudissait alors forcément, ça l’a encouragée.
Ces messieurs me disent : trempez là dans l’huile… Mais non t’inquiète je vais pas le faire… T’es ouf toi ! Ca aussi c’est ouf, on n’arrive pas à savoir qui est sur la photo de Celebriel ou moi !
Paraît qu’au fil des ans je deviens insupportable et spéciale, ça dépend des gens qui parlent de moi. Moi, c’est Faye, Faye Colins. Je sais pas pourquoi je te dis ça ! Tu le sais bien. »

Une vrille plus tard la narratrice, Faye se retrouve sur le dos, visiblement indifférente au fait qu’Ed ne voie plus les tirages qu’elle lui montrait quelques secondes auparavant, l’hyène mâle pourtant ne sembla pas s’en offusquer et se coucha presque soulagé au pied du lit, dans un soupir de satisfaction

« A l’école, ils font des réunions pour parler de moi mais je ne suis jamais invitée. Je n’aime pas trop l’école. Par contre, je lis les livres de Papa. Ça donne des idées à Celebriel. Tiens ! Il est là lui ! Lui c’est le bookmaker de papa. C’est à lui qu’il devait plein d’argent. Mais ça je ne l’ai su que plus tard »

La main arracha la photo de l’album et déchira la partie qui contenait un personnage à la barbe soigneusement taillée et la jeta en bas du lit. Un claquement humide de mâchoires baveuses ne lui laissa pas le temps de toucher le sol.

“X213. J’ai dix ans. Je ne sais pas pourquoi mais on abandonne Sanctuary pour Palm Spring Revival. En fit j’apprendrai plus tard que ce n’était plus possible de rester là, à cause du bookmaker, M. Haarde. Papa espérait que ça irait mieux loin de Sanctuary et de fait, Galadriel semblait contente de ce nouveau départ.
Trempez la dans l’eau, ça fera un escargot tout chaud ! Un putain d’escargot alors ! Je te dis pas la quantité de beurre persillé !
Le casino de Monsieur Thomas n’est pas aussi luxueux que celui de Sanctuary, mais c’est vraiment pas mal et en plus les autres artistes amènent leurs enfants au travail parfois. Pour commencer Eliza Thomas. Le Casino c’est un peu comme chez elle, vu qu’elle est la fille du patron. Elle traine pas mal en coulisse au risque de se faire marcher dessus par le régisseur. Moi aussi d’ailleurs. On se retrouve souvent derrière la table de mixage si ce n’est pas en dessous, c’est la meilleure place. On devient vite inséparables. Elle me présente ses amis Benjamin et Adam Saddler. On forme bientôt la bande des quatre. Problème, je ne sais pas pourquoi Celebriel disparaît. En fait je ne m’en suis pas tout de suite aperçue et lorsque je l’ai réalisé ça ne m’a fait ni chaud ni froid. Eliza partage mon goût de la comédie et du théâtre
Un monsieur en gris est venu à la maison aujourd’hui. Je me rends compte que c’était Haarde qui nous avait retrouvées. Il a parlé longtemps avec maman, enfermés dans le salon Il voulait quelque chose, mais je n’ai pas compris quoi. Ca fait cinq fois cette semaine que l’homme est revenu, il est toujours en gris. Maman pleure souvent. Elle ne ressemble plus à Galadriel. Eliza tente de me distraire, mais ces visites m’inquiètent. Je vais souvent dans la loge de papa et je feuillette les cahiers de papa. Un jour juste, je tombe sur un d’entre eux qui n’est pas pareil que les autres, c’est pas son écriture et pas besoin d’être bien maligne pour comprendre que c’est le cahier de compte de l’homme à la barbe.
Je me souviens que maman a crié dans sa loge. J’ai couru mais la porte était fermée. J’ai crié et tambouriné la porte mais elle n’a pas cédé et quand l’homme en gris est sorti il m’a repoussée contre le mur. Il avait un air qui m’a fait peur. Dans la loge tout était saccagé et maman n’était même plus aussi élégante que Galadriel. Elle a mis des lunettes de soleil et elle a annulé son numéro. Il faut que je comprenne ce qui se passe. L’homme revient maintenant souvent et c’est toujours la même chose. Maman ne monte plus sur scène. Je ne sais pas quoi faire. Heureusement, les autres sont là pour moi-même si je n’ai pas été très sympa avec eux ces derniers temps. Eliza est super chouette et je crois que c’est à cette époque que je me suis rapprochée de Benjamin. J’ai fini par leur parler de tout. De papa, ses paris, Monsieur Haarde, les cahiers, maman… Une nouvelle fois Eliza m’a regardé avec des yeux étranges comme ceux de l’enterrement de papa. Mais cette fois elle n’a rien dit. Sauf que son père avait dans ses relations un type des forces de sécurité de la ville.
Vilain petit moucheron… Pourquoi es-tu grognon ?
Après un vif débat, on a décidé d’aller le trouver tous ensemble. Il a eu bien du mal à comprendre ce qu’on lui racontait mais en fin de compte, il a pris les cahiers en souriant. On a attendu des jours et des jours sans avoir de nouvelles, mais Haarde n’est jamais reparu.
Dans la toile emprisonnée, bientôt tu seras mangé…
Et puis je me suis rendu compte que je ne m’étais jamais sentie aussi vivante.
La vie a repris son cours normal, et puis est venue le temps de choisir notre voie. Eliza a longtemps hésité mais a fait en sorte de pouvoir reprendre la suite de son père. Il faut bien des gens pour faire vivre les artistes sans cervelle ! disait-elle tout le temps.
J’ai un gros nez rouge, deux traits sur les yeux… »

L’album glissa à terre devant le mufle canin. La truffe noire frémit un instant mais les yeux de la bête ne s’ouvrirent même pas.

« Après je suppose que ce fut la vie. On refaisait le monde dans une loge désaffectée du casino. Benjamin était fasciné par la rébellion et pour le faire enrager, Eliza faisait l’apologie d’Hypérion. Adam était plus taciturne et moi… Et moi je ne pensais qu’au spectacle. La comédie, la comédie mais aussi la danse et tout ce que je pouvais apprendre. Après, j’ai quelques trous. Peut-être pour ça que j’ai pas l’impression d’être si vieille.
Un chapeau qui bouge, un air malicieux
X 223 J’ai vingt ans je crois. Maman ne s’est jamais vraiment remise et elle est entrée à l’hôpital aujourd’hui. L’hôpital psy et c’est le début du rituel de mes visites pour assister à sa descente aux enfers. Celebriel m’accompagne parfois.  Elle n’a plus le regard de Galadriel depuis longtemps. Elle ne nous a pas regardées en arrivant. Elle se promène dans sa chambre en chantonnant. Celebriel dit que c’est normal. Il faut lui laisser le temps de se remettre complètement. Moi j’ai l’impression de voir une bougie éteinte. J’ai la haine. En plus, Benjamin ne voit rien du tout. J’en peux plus de tenter d’attirer son regard. Il est de plus en plus obnubilé par la rébellion. Eliza dit que je devrais laisser tomber. Elle est devenue une sacrée femme d’affaire, mais reste toujours ma meilleure amie même si je recroise parfois ce regard d’incompréhension qu’elle pose parfois sur moi. C’est ça hein les meilleures amies ! Elles nous prennent comme on est.
Du coup je me laisse entraîner dans des aventures sans lendemain. La baise c’est pas désagréable hein, même avec des filles, ou des groupies, mais je suis persuadée d’être la seule à vraiment comprendre Ben’ et qu’il est le seul à me comprendre, même s’il ne se prive pas pour me charrier.
Deux grandes savates ! Un grand pantalon…
Ah puis j’ai mon premier vrai contrat au casino. J’ai mon petit succès et même mes fidèles. J’aimerais jouer de grandes pièces mais du stand up c’est déjà pas si mal. Un jour faudra que je pense à quitter le casino. Mais tant qu’il y a maman à visiter…
Allez faut pas déconner non plus. Je m’éclate ! Si y avait ce connard de Benjamin qu’a rien trouvé de mieux que de se barrer pour rejoindre la rébelion. Fallait bien que ça arrive ! En tout cas c’est ce que dit Eliza. Adam lui com’ d’hab’ ne dit rien. Je sais même pas ce qu’il pense de mon travail. Au moins Ben…
Et quand ça me gratte…
Je saute au plafond ?
Putain ! Le pire c’est quand ça gratte les mecs ! Je traîne dans les bars à gros rock avec une bande de dégentés. Caz me change des pieds sur terre d’Eliza. Hans est mignon parfois je vais chez lui et on… Enfin, jusqu'à ce qu’il soit un peu trop collant alors je reste chez moi un bout de temps, je disparais de la circulation et je reste connectée sur tous les ECHOS de la planète. Je commence à avoir un petit réseau même si ça fait rire Eliza quand je dis ça. Et puis je vais dans une salle de sport et je m’encadre tous les mecs qui pensent que je suis une mouche. Après, je suis rincée j’ai mal partout mais je suis pas la seule. Je me suis mise à la boxe Thaï depuis que je me suis faite plaquer sur une table par un gros macho. Et puis Eliza m’a offert toi ! Elle pense que j’ai besoin d’un garde du corps. Mais t’étais tellement choupinet que j’ai craqué pour toi.
Ça fait trois ans que le ciel m’est tombé sur la tête. Comment s’est arrivé ? Je ne sais pas exactement et je m’en fous. Comment peut-on imaginer sauver le monde six pieds sous terre ? Et encore ! Son corps n’est même pas revenu. J’ai piqué une crise à l’hosto. Ils ont voulu me garder ces connards ! C’est Eliza qui m’a sortie de là. Elle a fait la gueule tout le trajet du retour. Pas la peine qu’elle l’ouvre, je sais ce qu’elle pense. Que ça devait arriver et que ça la gonfle de toujours me tirer de l’embarras. Du coup Celebriel est de plus en plus présente et elle me dit comment faire pour assurer et être raisonnable surtout en présence d’Eliza. C’est une bonne comédienne Celebriel et je m’amuse bien avec elle, même si je me mets dans des situations pas possibles, parfois. Ça me fait bien rire ! Du coup, je me fais des nouveaux potes… »

Sans position de transition, le fille se retrouva sur ses pieds les poings sur les hanches contemplant le désordre de sa chambre.

« Bon ! On bouge ?
Promenons-nous dans les bois. Pendant que le loup y est pas !... »