• ENREGISTREMENT N°01

Le silence, c'était ce qui semblait ressortir le plus de cette bande. Un profond silence, comme une léthargie mentale, une inspection profonde de l'être, de quoi revoir les détails avec exactitude, réentendre les voix avec clarté.

- Vous n'êtes pas forcé d'inclure le "problème" directement Monsieur Jenkins, parlez moi de votre enfance, l'adolescence. Qu'aimiez vous faire lorsque vous aviez l'esprit libre ? Sur la bande, l'écho d'un soupir ressortait, comme une sorte de libération, un apaisement... En réalité, ce n'était que reculer pour mieux sauter.
- Eh bien ... je suis né à Opportunity, en clinique, X199. Mes parents ils .... Frances et Ethan ils ..... je n'ai aucun souvenir d'eux c'est comme si leurs visages s'effaçaient de ma mémoire, comme s'ils devenaient flous. Je suis navré.
- Ne vous excusez pas, dans votre cas il est tout à fait normal que quelques souvenirs s'effacent plus durement qu'il n'en serait cas si vous ... enfin qu'il n'en serait cas pour une autre personne. Nous faisons de la place pour d'autres informations plus récentes, importantes, neuves. Pour vous, composer avec ce...
- Dorian. Le psychologue se racla la gorge.
- Dorian oui, rend les choses plus difficiles, un peu comme un ordinateur qui aurait la mémoire pleine, voyez vous ? Pas réellement non, Aaron ne voyait pas réellement le rapport même s'il subissait ce qui lui arrivait sans en avoir aucun contrôle.

Mais puisque que parler des instants où tout était simple lui permettait de ne pas aborder les autres moments, alors soit, il s'y plia. S'il n'avait pas de souvenirs de ses parents, du moins plus de souvenirs, il se rappelait avoir été choyé, aimé, presque adulé. Fils unique d'une famille aisée, de quoi bien commencer dans l'existence et évoluer sereinement sur les sentiers de l'enfance et de l'adolescence. Une scolarité saine, évolutive, peu d'amis néanmoins mais étant donné la consonnance du nom qu'il portait, l'amitié ne faisait certainement pas partie du jeu. Une époque sereine, c'était le mot adéquat et qu'il répéta le long de son discours que ne coupa pas le Docteur Fanse.

Il avait conscience des activités de son père, conscience que le milieu dans lequel il grandissait n'était pas rose, encore moins simple, plutôt dangereux même, mais qu'un beau jour il n'aurait pas à chercher quoi faire de son existence puisqu'il reprendrait la tête de ce petit "empire". Mafia, gang, appelez ça comme vous voudrait. Toujours était-il que la famille Jenkins avait toujours plus ou moins contrôlé l'argent qui circulait à Palm Spring Revival. Des billes dans presque chaque commerce, de quoi faire entendre raison aux propriétaires sous peine de quelques représailles.

Aaron n'avait jamais rien vu d'autre et ne connaissait rien d'autre que ce que lui avait appris son père au fil des ans. Du moins, jusqu'à ce qu'il disparaisse, avec son épouse, lors d'un règlement de compte avec une "famille" adverse. Il avait dix sept ans et aucune larme n'avait percé ses cils, aucune, pas une seule. La douleur était psychique, pas physique, ce n'était douloureux que dans le cœur et le crâne, ce n'était pas "réel" et les larmes ne changeraient rien.


• ENREGISTREMENT N°04

Il avait évoqué la mort de ses parents, la reprise du flambeau familiale contrôlé par un oncle au prémices de son investiture, trop jeune pour empoigner les rennes, jugé trop "doux" sans doute. Sloan - le frère de sa mère, Frances - avait donc envisagé le rendre plus dur, plus résistant, plus persuasif.

- De quelle façon ? Une éducation divergente de celle que vous avaient donné vos parents ? Les yeux dans le vague, perdus à un point invisible de la pièce, Aaron fronça les sourcils.
- C'aurait été plus simple, trop doux à son regard j'imagine. j'avais ... dix sept ans et .... Non ici il s'agissait d'un changement physique, chimique. Je me souviens d'un laboratoire, de blouses blanches, ce n'était pas Hyperion mais .... Ils expérimentaient les mêmes choses sans véritables cadres. Je sens encore la douleur des injections, le tranchant du scalpel et ... une sorte d'amnésie ensuite je n'avais pas conscience de ce que j'étais ou ce que je faisais ... Un écran noir, ou flou je ne sais pas, comme si j'étais dans mon corps sans pouvoir le contrôler et c'était ......
-Difficile ?
- Sanglant, violent, l'extrême des choses qu'un être humain se sentirait de faire lorsqu'il est hors de lui mais qu'il contient, qu'il cadenasse pour ne jamais s'y résoudre. Le psychologue déglutit. Jenkins vit aisément le changement de lueur dans son regard, ce mouvement de recul malgré la chaise qui le maintenait assis face à lui. Il le vit griffonner "Dorian ???" sur son calepin avant de reprendre une lourde inspiration. Vous avez peur Docteur ?


• ENREGISTREMENT N°10

Des semaines à évoquer cette double personnalité, la conscience qui doucement et au grès des manifestations du double s'était mise en place au point d'offrir des souvenirs à son hôte. Des souvenirs difficiles, comme celui sur lequel, bien que plus méfiant face à lui, le Docteur Fanse voulait l'aiguiller.

- Elle ... elle a refusé quelque chose je .... J'ai le souvenir qu'elle ait refuser quelque chose et que la situation s'est muée en dispute ou, je ne sais pas mais ... La migraine puis lui. Il ..... j'ai .... je l'ai poussée. Sa tête a heurté la coiffeuse, elle saignait j'ai, je sens encore l'odeur de souffre, de sang, elle pleurait.... Mais ensuite Il .... j'ai cerclé son cou et .... j'ai pressé, fort, D'instinct ses mains tremblèrent, comme s'il sentait encore la vibration des cervicales brisées. Les yeux humides, Aaron déglutit puis reprit au plus le médecin blêmissait. j'ai hurlé, j'avais conscience mais pas le contrôle, il avait le contrôle et je lui ai hurlé d'arrêter. Quand .... Quand elle est morte il est parti, y avait plus que moi, moi et Jenny et ...... Les mots ne filaient plus.
- Le bébé ? Ce bébé oui, au creux de ses entrailles, mort tout comme elle, mort sous ses doigts.


• ENREGISTREMENT N°13

Face aux baffles, il fronçait les sourcils au souvenir précis de l'instant. Il entendait la voix du Docteur Fanse, ses questions, il les revivait, ponctuées par cette voix moqueuse, dure, dans le creux de son crâne.

- Ce connard t'a conseillé de faire du sport, t'imagine, du sport ? Un éclat de rire retentit. En quoi boxer un putain d'sac de frappe me ferait disparaître Aaron ? C'que tu piges pas, c'est que toi c'est moi, même si ça m'fait vomir de voir ce que tu peux être, et moi c'est toi. Rien me fera partir. Alors du sport putain, laisse moi rire dix s'condes. La migraine, il l'avait ressentie, mais il avait tenté de tenir bon comme le psychologue lui avait conseillé. Tu sais quoi, laisse moi m'charger de lui, il nous est d'aucune utilité. Sur la bande, en fin de séance, on entendait les hurlements du médecin, les bruits d'incision, l'écho des gargouillis que le sang avait fait dans sa gorge, puis des pas, lourds, décidés, bien plus proches du microphone. Un p'tit souvenir Aaron, je vais embarquer les enregistrements pour nous éviter d'finir en geôle parce que, comme je te l'ai dit, toi c'est moi et moi c'est toi, j'ai pas l'intention de moisir en cellule, et ... avec ce petit souvenir, t'y réfléchiras sans doute à deux fois avant de m'imposer des séances chez le psy !