« Maman, tu me racontes une histoire ?
- D’accord ma puce, tu veux laquelle ? Blanche-Neige, Cendrillon… non, elles passent trop de temps à faire le ménage en attendant le prince charmant … tu veux plutôt … Boucle d’Or ?
- Non, tu me racontes encore comment t’as rencontré papa ? »

Un soupir fila ses lèvres, son regard fuyant celui ensommeillé de sa fille. Camille comprenait sans comprendre, et inlassablement depuis que la situation était tendue entre eux, elle quémandait cette histoire débutait vingt ans en arrière. C’était l’histoire d’une petite fille qui avait perdu sa mère trop jeune, à deux ans à peine, et qui avait grandi avec son père, un bon et doux, tendre mais sévère, qui malheureusement n’était plus de ce monde non plus. Eliza soupira, esquissant finalement un sourire en se calant un peu mieux sur le lit, bordant la poupée aux mèches cuivrées qui la regardait de cet air plein d’espoir. Pourvu que cette fois l’histoire suffise à les rapprocher.

« Il était une fois, une petite fille qui vivait seule avec son père, qui grandissait toute seule entourée d’adultes, qui ne connaissait du monde que les murs de ce royaume lumineux et brillant où habitait son père. Et un jour, alors qu’elle n’était pas plus vielle que toi, cet être tellement différent d’elle est entré dans son univers. Plus âgé, magicien, il était plus beau et plus mystérieux encore que tous les princes charmants de l’univers. Alors la petite fille n’a fait que le suivre, grandir avec lui, jusqu’à devenir une jeune et belle princesse. »

La gamine colla sa tête contre l’épaule de sa mère, elle connaissait l’histoire. Elle la connaissait déjà par cœur. Elle savait que sa maman n’avait plus de maman depuis trop longtemps, elle savait que son prince charmant lui avait offert une magnifique robe de princesse et le plus beau des trésors en gage d’amour éternel. Camille savait que son frère Tom était ce trésor, le premier trésor, né presque vingt ans plus tôt. Elle savait que son grand-père, le chef de ce royaume lumineux et brillant qu’était le casino, n’était plus depuis bien avant sa naissance. Et pourtant, la fillette aimait à l’entendre cette histoire, encore et toujours. Sans jamais s’en lasser.

Eliza, elle aimait à lui conter, à lui dire et lui redire que le monde pouvait être beau, mieux que beau, merveilleux, dès lors que la personne idéale pour soi était là. C’était cela, l’arrivée d’Adam dans sa vie avait été le début de sa vie, sa vie à elle. La rencontre de son âme sœur, de cette épaule qui saurait être présente, solide, fiable lorsque la vie lui arracherait le premier homme de sa vie. Cette main qui tiendrait fermement la sienne quand elle souffrirait pour mettre aux mondes les deux plus beaux enfants que Pandore ait jamais porté.  Cette âme qui saurait se lier à la sienne au-delà du simple anneau qui ornait encore son doigt malgré toutes ses tentatives de l’ôter en guise de revanche.

« Maman ? Pourquoi papa il reste dormir sur le canapé ?
- Parce que … en ce moment, papa prend beaucoup trop de place pour dormir et maman a besoin de se reposer … pour pouvoir continuer de te lire des histoires, et pour s’assurer que Tom ne fasse pas trop de bêtise. Et pour que les petites filles curieuses aient des questions à poser ! »

Le cœur lourd, elle pinça les joues de sa fille. Son trésor, celle qu’elle voulait à tout prix protéger de tout cela, celle qui pourtant encaissait le plus difficilement le coup. Camille n’avait pas encore dix ans, pourtant elle comprenait que quelque chose clochait. Alors pour s’éviter trop de questions, Eliza déposa un baiser sur son front après avoir dégagé quelques mèches de sa frange. Un baiser de bonne nuit, la veilleuse allumée pour la rassurer et la brune s’éclipsa, retrouvant le froid du couloir pour tomber nez à nez avec Tom. Son garçon, le troisième homme de sa vie, l’un des trois êtres sur cette planète pour qui elle donnerait sa vie.

« On dirait presque que tout est normal …
- Quoi ? Toi aussi tu veux que je te raconte une histoire mon grand garçon ? »

D’un geste tendre et maternel, elle ébouriffa sa tignasse en bataille, les deux en rirent, le cœur presque léger.

« Tu comptes lui pardonner m’man ?
- Je sais pas mon grand … pas pour l’instant. »

Non, pour l’instant, Eliza ne pouvait s’y résoudre, car toutes les excuses et raisons du monde ne pourraient rien y changer. Adam avait perdu beaucoup. Elle avait perdu beaucoup. Ses beaux-parents avaient vécu le pire. Ses enfants avaient perdu leur oncle. Et pourtant, seul lui avait commis le pire. Elle faisait son possible pour cohabiter avec lui, pour collaborer avec lui. Adam restait son mari, et dévouée, fidèle, elle l’était. A leur famille, à ce casino qu’elle entendait bien continuer de mener d’une main de maître. A leur couple aussi. Pour le meilleur et pour le pire … La brune déposa un baiser sur la joue de son fils et le laissa vaquer à ses occupations, il resterait là ce soir pour s’assurer que Camille dormait, et elle ? Elle continuerait ce qu’elle faisait chaque jour, afficher un sourire, cette attitude fière de chef, cette douceur de mère, ce regard amoureux en dépit de tout le mal qu’il avait pu lui faire en ce jour où le vernis de cette peinture parfaite s’était effrité.