Histoire
Il le connaissait ce type là, depuis maintenant plus d'un an. Ce gars était devenu comme un ami, un proche, quelqu'un qui avait une valeur toute particulière pour lui. Jesse n'avait jamais eu de père, encore moins de mère, simplement les gosses et les pions de ce dortoir/cantine que certains nommaient "orphelinat". Avant ce gars là, il ne savait pas ce qu'était ce lien si particulier noué avec un gars bien plus âgé, il ne savait pas non plus la valeur que ce fameux lien pouvait avoir juste là, au fond d'un organe qu'on disait capable de ressentir et éprouver. Ce type là, c'était un peu comme ce père qu'il n'avait jamais connu, bien plus important que les pions qui, lorsqu'il avait été en âge de comprendre, sans pour autant ressentir, lui avaient dit quand et où il était né, l'endroit où on l'avait trouvé. X194 à l'est d'Opportunity, dans une ruelle, par temps de pluie. Ça n'avait pas la moindre importance à l'époque pour lui, ça en avait encore moins aujourd'hui, face à ce gars qui lui offrait un sourire paternel tout en sirotant de verre d’alcool capable de vous arracher quelques brûlures.
"C'est dingue la vie, tu trouves pas Jesse ?" Le trentenaire redressa les yeux vers lui alors que, jusqu'à présent, il noyait son regard ambre dans les vapeurs miel de ce liquide huileux. "J'ai jamais eu de fils, mais y a un an d'ça, je t'ai rencontré. Alors ouais, la vie est dingue." Sans sourire, Jamison imita le geste de son interlocuteur et rapporta le verre à ses lèvres. "J'aurai aimé qu'tu sois mon gamin, je t'aurai appris à pêcher, chasser, j'suis sûr que t'aurais fait un bon gars d'la terre. Je comprends pas comment tes vieux ont pu laisser filer une chance de t'élever, de t'aimer." Peut-être qu'ils n'en ont pas même eu l'occasion. Le vieux, devant lui, fronça les sourcils, surpris de tant de détachement. Mais oui, en un sens, il ne savait rien de ses origines, encore moins les raisons ayant poussé ses parents à se séparer de lui. Après tout et comme beaucoup d'autres sur Pandore, ils étaient peut-être simplement morts ce fameux jour. "Ouais, t'as raison, j'en sais rien et toi non plus, mais disons que ces gars là bas, d'où tu viens, ils ont quand même fait du bon boulot parce que t'es pas la moitié d'un con."
Le frémissement d'un rictus fila les lèvres de Jess. Ce gars là ne savait que ce qu'il avait bien voulu lui dire, ce que le lien qu'il avait noué avec lui l'avait poussé à lui dire. En réalité, les pions ne l'avaient pas élevé, il s'était fait seul, s’amourachant seul des livres, de leur contenu et du savoir qu'ils pouvaient lui transmettre. Jesse avait appris à lire en suivant l'exemple d'autres enfants, abandonnés plus tard et pas le jour de leur naissance, pour savoir décoder ensuite les reproduire à son tour sur les pages vierges qu'il trouvait. Ça avait été simple, mais ça avait tout autant pris du temps, pourtant, à la puberté, il savait compter, lire et écrire et profiter des lignes agréables de vieux bouquins dont pas mal de monde se fichait.
"T'es intelligent Jesse, c'est rare dans ce monde, et j'aurai aimé l'être au moins autant que toi." Jamison ne voyait pas les choses ainsi, tout avait une cause, un effet, un but, et si on l'avait doté de cet déduction, de cet intellect là, c'était justement pour lui permettre de s'en sortir seul et de quitter l'orphelinat, sans retour possible, à l'âge de quatorze ans. "Je te tire mon chapeau." A nouveau les lèvres du trentenaire s'étirèrent à leur coin, puis il y reporta le verre. A quatorze ans, vous n'étiez plus un enfant, mais pas non plus un homme, tout juste une esquisse malléable prête à tout, et à n'importe quoi, pour connaître les moindres choses de l'existence. La première étant la liberté, difficile d'en jouir qu'en on avait rien, la deuxième étant le vol pour tenter de profiter de la liberté, la troisième étant l'arrestation qui mettait un terme aux deux premières. Du moins, il avait eu de la chance, il était tombé sur lui. Lui, Jesse l'avait jamais considéré comme un père, pas même un frère, plutôt comme un modèle, un mentor, un gars respectable qu'il respecterait jusqu'à la fin de sa vie. Lui personne ne connaissait son nom à part Jesse, mais il lui a tout appris, davantage ce métier dont le vieux face à lui ne savait rien du tout.
A seize ans, Jamison apprenait encore, d'autres choses sans rapport avec le boulot que son mentor lui enseignait. Les femmes, leur corps, leur bouche, tout ce qu'elles étaient capables de faire pour le bien être masculin, tout ce qui ne servait qu'à ça et n'aboutissait à rien de plus qu'à leur offrir une poignée de crédits et non pas des sentiments, de l'amour, comme d'autres, qui ne voulaient guère d'argent, pouvaient désirer. Même à l'instant, les yeux fixes sur les traits flétris de ce gars, Jesse pouvait encore sentir le parfum que sa première portait, combien elle avait quémandé en retour et ce qu'il avait ressenti. Le plaisir, la satisfaction physique mais rien de plus, jamais rien de plus.
"T'as dû en faire tourner des têtes quand t'as été en âge Jesse ?" Peut-être que oui, mais il n'en avait cure, ne s'arrêtait pas à ça. Les femmes n'étaient qu'un besoin, un instant suspendu dans le temps, quelques heures de liberté avant que la vie redevienne celle qu'elle était depuis que lui l'avait pris sous son aile. Au début, il ne devait pas tuer, encore moins blesser, simplement observer ce qu'il appelait des proies. Lui, il voyait les cibles comme des animaux qu'il traquait, acculait, pour ensuite les achever afin d'obtenir la prime qu'un tiers avait mis sur leurs têtes. C'était simple, paisible en un sens, du moins tout le processus avant la mise à mort l'était, aussi calme que ce lac, juste là, que le vieux contemplait en sirotant son verre d'alcool. "Il fait beau, hein .... Je pourrais crever maintenant que le soleil brillerait encore." Jamison lui offrit un vague sourire en pensant à son premier contrat, la première fois. Les conseils qu'il lui avait donné, le procédé à suivre. Il avait eu le choix, y aller directement, ou alors observer, réfléchir, trouver les points faibles et les exploiter à son avantage. Lorsqu'il avait tiré, qu'il avait tué sa première proie, l'odeur de poudre et de sang mêlé l'avait marqué, aussi bien marqué que l'unique tatouage au flanc de son poignet droit. Ce qu'il avait ressenti ? Rien, absolument rien malgré les liens noués avec la cible durant des mois. Et c'était suite à ça, cette première fois, qu'il avait fait graver à l'encre le sablier au flanc de son poignet, pas pour se rappeler, mais pour toujours se souvenir que le temps, la patience, menait les choses à terme, peu importait la manière dont on procédait.
Durant la vingtaine, lui et Jesse avaient agi de concert, ensemble, et il lui avait certifié qu'il serait de plus en plus discret, de plus en plus fantomatique. C'était vrai, davantage désormais, davantage maintenant qu'il était seul, sans plus de mentor, depuis l'âge de trente ans. Il s'était évaporé, comme si l'enseignement de plus de dix ans était achevé, comme s'il était prêt à voler de ses propres ailes et à faire ses propres choix. Est-ce qu'il était mort ? Jesse se posait parfois la question, mais il ne l'imaginait pas disparut de la sorte, davantage quelque part, sur Pandore, à profiter de sa retraite en sachant que la relève était assurée.
De trente à trente trois ans, Jesse avait repris l'affaire, achevé bon nombre de contrats, jusqu'à travailler l'exclusivité auprès de Hyperion. La firme était parfois détestée, d'autres admirée, lui n'en pensait rien sinon que les primes étaient plus alléchantes que celles que de pauvre erres pouvaient payer pour voir disparaître un concurrent gênant. Depuis cinq ans maintenant, même si la majeure partie du boulot était pour l'écusson blanc et or, Jesse vivait plutôt bien sans pour autant le laisser paraître. Discret de nature, davantage encore pour le métier, il était toujours vêtu simplement, coiffé normalement, fantomatique comme le lui avait suggéré son mentor à l'époque. Et ici encore, face au vieux, il semblait n'être qu'un civil lambda, au travail lambda, un orphelin s'étant trouvé un père d'adoption à trente huit ans.
- Je suis désolé. Et même si rien ne transparaissait contre ses traits, il l'était sincèrement au delà de la neutralité imposée par ce métier. En tant que Chasseur de primes, on devait observer, apprendre, connaître, écouter sans ressentir, sans haïr, sans aimer. Le vieux redressa le nez, sourcils froncés, un rictus s'échappant de ses lèvres tandis qu'il reposait le verre contre la table. "Et pourquoi ?" En silence, l'arme entre ses doigts, sous la table, Jesse arma le chien et lui offrit un dernier sourire avant de tirer... Pour ça.